Présence des langues africaines sur internet : les enjeux d’un pari difficile
Tardivement mais surement, les langues africaines tentent depuis quelques années d’exister aussi sur internet avec la mise en œuvre de plusieurs projets privés ou publics. Pour les initiateurs de ces projets, les enjeux de la présence des langues africaines sur le web sont multiples même s’ils reconnaissent et exposent les difficultés y afférentes.
«Le nombre de langues africaines est estimé à environ 2000, qui représente un tiers des langues du monde. Seulement 400 environ d’entre elles ont été décrites. Il en reste 1600 qui n’ont pas bénéficié d’études sérieuses. Aucune de ces langues aujourd’hui n’a d’audience sur le Web. Celles qui ont connu une description souffrent d’enrichissement en vue de devenir de véritables langues vivantes sur la Toile mondiale. C’est un patrimoine incroyable complètement négligé malgré les immenses opportunités que nous offrent les nouvelles technologies. Du coup, 80 % du contenu existant sur internet existe dans 10 langues occidentales. C’est une situation qui interroge la diversité intrinsèque à l’espace numérique ». Cheffe de projet éditorial à Idémi, la Journaliste béninoise Sinatou Saka se montre bien assez consciente de la situation peu reluisante des langues africaines sur Internet. A l’en croire, cette présence présente pourtant plusieurs enjeux.
« Le premier enjeu qui découle du constat est d’accroître les contenus. Le deuxième à mon avis est la découvrabilité des contenus en langues africaines sur internet. Comment sont-elles référencées et comment les retrouver de façon intuitive. Enfin, si je devais citer un troisième enjeu, je pense au développement de technologies pouvant permettre à ces langues de se vulgariser simplement sur internet : des claviers plus adaptés, des logiciels capables de reconnaître d’autres grammaires » explique-t-elle. L’aspect des claviers, Don Osborn l’aborde dans son livre ‘’les langues africaines à l’ère du numérique’’ publié en version française sur le site www.idrc.ca, et fait savoir qu’en Afrique subsaharienne, on utilise communément des claviers d’ordinateur conçus pour l’Europe et l’Amérique du Nord (en particulier les claviers QWERTY et AZERTY). « La seule langue couverte par cette étude qui dispose de claviers spécifiques dont l’utilisation est bien implantée est l’arabe. Il existe des systèmes de saisie pour l’éthiopien/guèze dans la Corne de l’Afrique, mais ils ne sont pas encore normalisés » écrit-il.
Des avancées…
Fabroni Bill Yoclounon est porteur du projet ‘’IamYourClounon’’ sur l’utilisation de la langue « fongbé » (langue majoritairement parlée au Bénin) sur les réseaux sociaux et internet au Bénin. Après avoir lancé des stickers en langue fon qui ont connu un réel succès, il a réalisé en format PDF le calendrier 2019 en fongbé et met aussi en ligne sur sa chaîne YouTube des panégyriques claniques appelés « AKƆ » en fon. Pour l’initiateur du projet, l’objectif originel de ces actions est de « corriger le manque d’intérêt à la culture locale à travers les langues locales. Nous pensons donc avec les initiatives de IamYourClounon, promouvoir les langues locales et leur richesse ».
Comme Fabroni au Bénin, Stéphie Rose Nyot est à l’initiative de la plateforme « Je parle le bassa 2.0 », dédiée à l’apprentissage du bassa (langue camerounaise) sur internet. Dans une interview accordée à RFI (Radio France Internationale), elle explique les raisons qui l’ont poussé à créer cette plateforme qui a rencontré un réel succès dès la création de la page Facebook. « A la fin de mes études, je me suis rendue compte que je ne comprenais plus le bassa. Pour moi, ça devenait un peu vide de dire que je suis Camerounaise sans comprendre ma langue » confie-t-elle. Pour y parvenir, elle choisit de façon périodique des thèmes, avec l’appui de ses parents et demande à ses abonnés de proposer des réponses. A travers une vidéo, elle explique par la suite les règles à respecter et les usages.
….à petits pas
Malgré ces multiples projets et initiatives, la route parait encore longue pour une présence effective des langues africaines sur internet. Pour maximiser cette présence, Sinatou Saka met l’accent sur l’information, la connectivité des populations africaines. « La connectivité est une réalité pour une grande part de la population d’Afrique subsaharienne, mais l’accès à l’information et aux services demeure difficile, voire impossible, pour 40% de la population africaine illettrée selon UNESCO, et jusqu’à 70% pour certains pays du Sahel » nous dit la blogueuse. Elle ira plus loin pour expliquer que ces personnes parlent des langues africaines et ne parlent pas les langues majoritairement utilisées dans les technologies de l’information comme l’anglais ou le français.
Près d’un africain sur deux, soit 650 millions de personnes, locuteurs de langues africaines, sont exclus des technologies de l’information et de la communication. Elle avancera donc que si ces 650 millions de personnes étaient connectés à internet dans leurs langues, beaucoup se sentiront moins « complexés ». « Parler sa langue sur internet permet à cette langue de se greffer aux codes numériques et donc de valoriser et de montrer au monde entier ce qu’elle renferme de valeurs, traditions et cultures. Ce n’est plus la langue d’un pays mais de plusieurs régions. Ce sont les locuteurs qui donnent du pouvoir à une langue, qui devient universelle. Bien sûr, les politiques doivent jouer leurs rôles également», conclut Sinatou Saka.
Une richesse africaine encore mal exploitée ?
Les langues ne sont pourtant pas ce qui fait défaut à l’Afrique. Bien au contraire. Le continent, hormis les langues importées durant la colonisation, compte plus de 2000 langues. Mais ces langues ne connaissent pas une valorisation surtout à cette ère du numérique. En tant que moyen de communication, la langue est l’un des éléments essentiels de l’identité individuelle, collective et nationale des locuteurs qui la parlent. La langue permet d’affirmer l’identité certes mais elle constitue aussi une richesse culturelle. En Afrique, il n’est pas rare de croiser un individu parler plusieurs langues qu’il comprend de part ses origines mais aussi de son lieu d’habitat.
En effet, on dénombre sur chaque territoire africain, plusieurs dialectes qui lui sont propres. Si au Maroc ou en Mauritanie, on parle juste 6 langues, le Nigeria, plus grand pays d’Afrique en termes de populations, abrite plus de 500 langues alors que son voisin le Bénin compte 54 langues selon le site sur l’aménagement linguistique dans le monde. Suivant cette même idée, l’Académie africaine des langues (Acalan) explique que « Si on écarte les langues indo-européennes et malayo-polynésiennes introduites en Afrique durant les deux derniers millénaires dont les principales sont l’arabe, le malgache, l’afrikaans, le portugais, l’anglais, le français, l’espagnol, le hindi, le bouchpouri, l’ourdou, le chinois, il reste un peu plus de 2 000 langues qui se répartissent en quatre grandes familles ».
Cité par Sinatou Saka dans son article sur les 10 langues les plus parlées en Afrique publié sur le site rfi.com, l’Acalan va plus pour notifier que « la famille de langues africaines la plus prolifique provient de la très grande zone « Niger-Congo », avec 1 456 langues dont 500 relèvent du sous-groupe bantou où l’on trouve les langues les plus parlées d’Afrique ». Mais malgré cette diversité, les langues africaines peinent à s’imposer sur le plan international. Avec l’arrivée des nouvelles technologies, il est difficile pour les langues africaines de se faire une place sur le plan numérique. Dommage !